LE PETIT MONDE DE « PEPONNE »

Publié le 29/11/2022

Ces qualités de footballeur lui ont permis de faire briller plusieurs clubs du District Grand Vaucluse (Cucuron, Apt, Pertuis, O. Avignon, etc.) ou de la région (Aix). Désormais chargé de la sécurité de l’équipe de France depuis 2004, portrait* de Mohamed Sanhadji, à la trajectoire hors du commun.

Des camps de harkis de la région au statut de confident des Bleus, le quinquagénaire qui vit à Cadenet dans le Vaucluse se raconte.

« Je peux faire la photo avec Fernand et Peppone ? » Ici, à Cadenet, tout le monde l’appelle par son surnom. Il est chez lui, et clame cet attachement avec fierté. Sur cette terre qui l’a vu naître il y a 54 ans, il n’est ni « Momo », le confident des Bleus depuis près de vingt ans, ni le Mohamed Sanhadji qui promène son allure stricte et ses costumes impeccables autour de l’équipe de France, ni le commandant de police bardé d’honneurs et d’une vingtaine de médailles, dont la légion d’honneur accrochée à son veston en 2021. Dans son village du Vaucluse, il déambule en jean-doudoune, salue les uns et les autres, enlace Fernand Perez, le maire de Cadenet pendant 18 ans, qu’il appelle affectueusement « Tonton » lors-qu’ils se croisent, par hasard, devant la mairie où Valérie, la femme de « Peppone« , officie comme 1re adjointe. « J’essaie d’être l’ambassadeur, modestement, de notre région. J’ai un pied-à-terre à Paris, je fais les allers-retours. C’était important de voir mes garçons grandir dans ces lieux qui me sont chers, à dimension humaine. Je suis un rural, je le revendique. Un attachement viscéral« , insiste cet homme de l’ombre, chargé de la sécurité de l’équipe de France depuis 2004. Un rôle stratégique qui le place au cœur des Bleus et de leurs secrets. Jusqu’ici, il avait toujours repoussé poliment nos sollicitations. « Entre mon éducation, ma nature, mon histoire et mon métier, je n’avais aucune raison de parler », se défend-il.

« On s’excuse toujours »

Les justifications accompagnent son existence. Un héritage de l’histoire des harkis. « Cette histoire n’est pas que la mienne, mais celle de toute notre communauté qui a été particulièrement douloureuse. On s’excuse toujours, on se sent gêné, on manque de confiance ou d’audace. Peut-être un peu moins pour moi aujourd’hui, mais on est rattrapé par son histoire. » Celle-ci s’apparente à un roman. Il en a traversé des épreuves, lui le « N.5 » (comme l’appelait affectueusement son regretté père, Abdallah), d’une fratrie de douze enfants, nés pour l’immense majorité dans des camps et trimballés ici ou là, du Gard au Vaucluse, en passant par le Var, depuis l’arrivée sur le sol français en 1962.

« Un jour, mon père nous dit que l’on doit déménager de Cucuron. On vivait dans des
préfabriqués insalubres, sans sanitaire ni eau chaude ; les toits étaient en tôle. Quand le vent soufflait, mes frères aînés montaient sur le toit pour éviter qu’il s’envole. Le chef a fait éclater le camp. On a embarqué dans un camion militaire sans connaître la destination. » Collobrières, peut-être, si le trajet s’étire ; Rians s’il est plus court. « On est parti sans bagage, avec des sacs où on a mis nos habits. Le camion s’est arrêté un peu plus près que prévu. À Rians. »

© Photo Jérôme Rey – La Provence

Abdallah Sanhadji ne cesse de se battre pour retrouver ce Vaucluse qu’il chérit tant. Il crie
victoire en 1980. Retour au camp de Cucuron. Où les conditions de vie se sont améliorées. « On a commencé à avoir un peu de confort : une salle de bains, des toilettes, de l’eau chaude, des chambres. Une maison, quoi », retrace « Peppone », un surnom hérité de son passage à Rians. À l’époque, il se lie d’amitié avec un gamin d’origine portugaise que tout le monde appelle « Peppone ». Celui-ci rentre au pays subitement. Mohamed devient « Peppone ». Il le restera.

« Les gens nous déposaient des colis au camp la nuit ; le matin, c’était Noël. »

De toutes ses années dans les camps de harkis, il a été marqué par la solidarité des habitants. « Les gens nous ont donné tout ce qu’ils pouvaient », remercie-t-il. Des aliments, des habits, des chaussures. « Ils les déposaient la nuit ; le matin, c’était Noël. On se partageait les choses sans dispute. Une fois, une famille avait eu des pâtes ; celle d’après, elle avait du riz ou des boîtes de conserve. Souvent ceux qui nous apportaient tout ça n’avaient pas grand-chose. »

Ils donnent sans attendre en retour et, parfois, les dons les plus anodins font le plus plaisir. Un jour, beaucoup de sacs arrivent au camp. Tout le monde pioche dedans. Parmi les plus petits, « Momo » est le dernier servi. Il ne reste qu’une chose : un dictionnaire. Une révélation. « Le plus beau des cadeaux. Mon bonheur. Ce dictionnaire auquel il manquait des pages m’a accompagné pendant des années. Je le planquais sous le lit familial ; tous les jours, je le lisais en cachette, j’apprenais, je découvrais. Le mot république m’a emballé tout de suite. Au début, il y avait tous les drapeaux du monde. Je les connaissais par cœur ! J’ai fait le pari de tous les visiter. »

Une manière de s’éloigner du camp. Tous les moyens sont bons pour essayer d’y parvenir, même quelques instants. Cette quête le guidera longtemps. Le football est l’un d’eux. Sanhadji est plutôt doué balle au pied, ce qu’il cache aux joueurs de l’équipe de France, pour ne pas se « mélanger mais (se) concentrer sur (son) travail ». Meneur de jeu, il écume les clubs de la région. « Le football m’a permis d’aller dans les villages, de rencontrer du monde ; je ne voulais jamais jouer à la maison ! » Mais le camp l’attire. Et emporte une petite sœur. Un drame. « Mais chaque famille perdait un enfant, précise-t-il. Si on n’avait pas été un camp sinistré mais près des services médicaux, elle aurait pu… (il ne finit pas sa phrase). Quand on perd quelqu’un, on se dit qu’on a payé notre dette, que plus rien ne peut plus arriver. »

C’est faux, évidemment. « Momo » et les siens s’imaginent un autre quotidien. Ils rêvent
d’ailleurs, d’un autre monde. Houria, sa maman, en appelle à leur imaginaire. « On n’avait qu’un repas par jour. Ma maman inventait le deuxième, tous les jours, à base de café au lait. ’Je vous ai préparé ça, on va se régaler’. » La famille vit avec 1200 euros par mois. « On était parqué, loin de tout : de l’école, du sport, des centres culturels. Coupé du monde. Mais on était heureux », précise le Vauclusien. Il est presque prêt à tous les compromis pour assouvir ses envies de liberté et tourner le dos à ce camp. « Si on m’avait proposé de travailler à la ville, pour balayer les rues, j’y serais allé sans problème. »

Direction Aix et une faculté de droit, et d’administration économique et sociale. Il rêvait de
magistrature, d’études longues. Impossible aux yeux de son père, militaire de l’armée française, au 21e régiment de spahis. « Mon papa voulait que je sois un homme de terrain au service de notre pays. J’ai aussi été rattrapé par la réalité d’une famille nombreuse. Quand on est 12 enfants, on ne peut pas redoubler. On n’avait pas accès à toutes les bourses. J’avais des frères et sœurs à qui il fallait laisser la place. J’ai dû arrêter. Ça a été difficile. Mais il ne faut pas être égoïste. Je suis rentré dans la police. »

« Chaque famille perdait un enfant. Quand ça arrive, on se dit qu’on a payé notre dette. »

Il intègre les CRS, en 1988. Part volontairement tout en bas de l’échelle afin de connaître la réalité du métier. Avant de gravir les échelons, de devenir officier et d’aller servir la France en Afrique, puis dans les Balkans pendant près de sept ans. En ex-Yougoslavie, il vit l’indicible. Il regarde la mort dans les yeux après avoir pris « un éclat de quelque chose d’artisanal dans une jambe ». Il se revoit dans l’hôpital de Mitrovica, au Kosovo. Seul sur son lit de camp. « Un grand moment de solitude qui m’a fait voir les choses autrement. J’avais mal. Je ne pouvais pas crier. Des enfants dans une situation plus critique arrivaient. Je les voyais partir, revenir. Je pensais y rester. Honnêtement. C’est une deuxième vie, une deuxième chance. » Rapatrié sanitaire à l’hôpital militaire de Lavéran, à Marseille, il suit des soins lourds. Pendant un peu plus de deux ans. Une fois rétabli, il doit poursuivre sa carrière en Égypte. Mais son papa a des ennuis de santé. Le temps de rentrer au pays a sonné. La France prépare alors le Mondial 98. Le voilà dans l’organisation, chargé de la sécurité et de la gestion des équipes.

« Je pensais y rester. C’est une deuxième vie, une deuxième chance. »

Un premier pied dans cet univers avant de devenir, six ans plus tard, officier de liaison des
Bleus. Comprenez, celui qui assure la sécurité de l’équipe et des joueurs, leur tranquillité et le respect de leur intimité. Ils lui vouent une confiance sans borne, certains qu’il ne la trahira pas. Il prend en main chaque nouveau venu en sélection, explique le fonctionnement. « De ses devoirs, de ses obligations, de ses droits, des valeurs communes de vie », égrène-t-il. De la République, évidemment. Il leur transmet ses valeurs. Certains l’appellent « M. République ». « Tous les matins, avec les joueurs, on se salue. On salue la République. C’est une règle ancrée ; ils savent ce que ça représente. »

Lui le sait mieux que quiconque. Une histoire de transmission, encore. Avec son père en lien naturel. Ce père qu’il a toujours voulu rendre fier ; ce père avec qui il entretenait un lieu fusionnel ; ce père qu’il n’a pas pu accompagner jusqu’à son dernier souffle selon la volonté de celui-ci. Avant de s’envoler pour le Mondial-2014 au Brésil, une grave maladie est diagnostiquée. « Je ne voulais pas partir. Resté militaire dans l’âme, il me donne un ordre : ’Il n’y a pas de désertion, va faire ta mission’. Il a lutté contre la maladie. À chaque match, il demandait à ma mère le résultat. J’ai compris que c’était sa manière de mener sa lutte contre la maladie. Le 4 juillet, on perd contre l’Allemagne. Ma mère lui dit: ’Je peux partir maintenant’. Il est décédé le 5 juillet. On a tout mis en œuvre pour que je puisse rentrer dans les meilleures conditions. Je crois que c’est ce qu’il a souhaité, même si je m’en veux de ne pas avoir été là. C’était très dur. »

La voix tremblote. L’émotion est palpable. Mais « Peppone » reprend le dessus. Il pense à son petit monde. À ses fils Enzo, U14 à La Tour d’Aigues, et Léo, U10 à Pertuis. « S’ils ne sont pas footballeurs, ils seront policiers. » Comme une évidence.

*Portrait publié par Fabrice Lamperti dans le journal « La Provence« , le vendredi 25 novembre 2022.

Par Cédric BEDORA

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